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4 avril 2009 6 04 /04 /avril /2009 20:56
«Two Lakes of tears» est, sans doute, le grand film marocain de ce début 2009. Il raconte l’histoire d’amour de Souad, 16 ans, jeune lycéenne pleine de vie et de panache, qui rencontre le beau Jalil à Tanger et en tombe follement amoureuse.

Toutefois, lorsque son grand frère Larby se rend compte un soir qu’elle a prétexté dormir chez une amie alors qu’en réalité elle se trouve dans les bras de son bel amant, il a eu une dispute très violente avec elle. Souad vit mal cette altération qu’elle juge arbitraire de la part de ce frère qui est non seulement chômeur mais aussi un dragueur invétéré (surtout auprès de belles occidentales qui l’aideraient à quitter le Maroc). Tout un ensemble de péripéties vont la conduire à fuir son monde rural et aller sur Tanger retrouver son amoureux.
«Mon Dieu, comme c’est beau tout ça !» Les paroles lâchées par Souad dès les premières scènes du film annonce la couleur : «Je veux être maître de mon destin». C’est cela l’enjeu du film. Comment être libre au sein d’une société où prédomine un ensemble de déterminismes sociaux, culturels, économiques, politiques ? Comment vivre sa vie comme on l’entend lorsqu’on se trouve confronté à la morale religieuse, à la tradition, à la censure sociale, aux structures oppressives ? Tel est le thème du film de Mohammed K. Hassani. Du déjà vu direz vous ? Pas sûr ! L’un des points forts de ce beau long métrage se situe au niveau de la complexité des personnages et de la manière d’aborder le sujet. On n’est pas dans le manichéisme, avec d’un côté les gentils incarnés par les femmes progressistes et de l’autre les méchants qui sont les vilains obscurantistes rétrogrades.

Un portrait de la société marocaine au-delà des stéréotypes


Le réalisateur ne juge à aucun moment ses personnages. Il se contente de les faire exister, avec leurs idées, leurs convictions, leurs doutes, leurs questionnements, leurs espoirs et leurs déceptions. Les figures de l’ouvreuse de cinéma qui prend Souad sous sa protection ainsi que celle de la prostituée, qui répond à son client que l’on se prostitue tous quelque part, au sens propre ou figuré, y compris au niveau politique, vont très loin en ce sens. Ils nous montrent l’arbitraire des jugements sociaux des individus qui sont bien souvent incapables de se juger eux-mêmes avec la même intransigeance avec laquelle ils jugent autrui.
Souad sait qu’elle vit dans une société où la femme est dominée, assujettie arbitrairement à un statut inférieur à celui de l’homme. Elle sait également qu’elle évolue dans un monde où l’honneur, la tradition l’empêchent de vivre comme elle l’entend. D’ailleurs, la scène de la cigarette par laquelle commence le film n’est pas anodine. Fumer ne signifie pas la même chose pour un homme que pour une femme. De ce point de vue, «Two lakes of tears» possède une dimension sociologique car il met en lumière la nature des déterminants sociaux susceptibles de prédisposer à telles ou telles pratiques sociales, ainsi que les formes de résistance que l’on peut mettre en place face à ces déterminismes que l’on a néanmoins intériorisés. Lorsque Jalil s’en prend à sa sœur qui a couché avec un garçon, c’est moins en raison de la religion - car lui-même fréquente les cabarets, drague des filles et boit de l’alcool - que par rapport à des logiques d’honneur et de tradition.

La dimension foucaldienne dans le film


Le film de Hassani nous fait étrangement penser aux paroles de Michel Foucault dans «Les Mots et les choses» au sujet de la mort de l’homme. Michel Foucault entendait la mort de l’homme au sens figuré, bien entendu. Peut-être en sera-t-il de même de cet homme marocain dont parle «Two Lakes of tears», pris dans ses contradictions et dans ses arbitraires violents. Peut-être que les hommes marocains vivraient mieux si mourrait en eux cet «homme» qui les amène à avoir avec le sexe féminin des rapports conflictuels, méprisants, machistes, agressifs, maladroits, tendus. Au nom de quoi un homme - de par sa simple nature d’homme - a-t-il le droit d’agresser une femme verbalement ou physiquement pour lui imposer des normes sociales qu’il est le premier à ne pas respecter ? Au nom de quoi exige-t-on d’avoir des femmes vierges au mariage alors que non seulement soi-même on ne l’est plus mais qu’on a déjà pris «possession» - pour reprendre une formule forte de Abdellah Taïa - de plusieurs corps. Au nom de quoi impose-t-on ces visions binaires divisant les femmes en deux : d’un côté les «respectables», avec qui on cherche à se marier et de l’autre les «putains», avec lesquelles on s’est bien amusé avant le mariage. Larby n’a pas de réponse à ces questions. Toutefois, la profondeur et la mutation de mentalité de ce personnage, qui brutalise violement sa sœur mais qui l’aime aussi énormément et qui se rend compte de ses erreurs, est le point fort du film. Bien évidemment, il faut arrêter avec les critiques du type «notre société marocaine est influencée par l’Occident» et «qu’il faut respecter nos coutumes, nos traditions». C’est ce type d’arguments extrêmement simplistes que le film déconstruit de manière magistrale. Comme le montre aussi «Amours voilés», aimer quelqu’un, avoir envie physiquement de son corps, de son sourire, de ses lèvres, n’est pas l’apanage d’une «civilisation» particulière. Vouloir rompre avec une tradition trop contraignante, surtout quand on a seize ans. Vouloir brûler les étapes, vouloir foncer, vouloir être libre. Ce n’est pas le privilège et la destinée des sociétés occidentales, qui elles-mêmes sont composites, fragmentaires, possèdent leur part de moralisme religieux et leurs traditions parfois oppressantes. Vouloir être libre, plein de vie, d’espoirs et de rêves, malgré les difficultés qui nous attendent, n’est-ce pas là quelque chose d’universel qui, par-delà les frontières, concerne les jeunes du monde entier, y compris les Marocains ? Contrairement à «Casanegra», qui s’est un peu trop vite auto-proclamé comme étant un «miroir» posé devant Casablanca, censé lui renvoyer son image, «Two Lakes of tears» semble bel et bien être un reflet - certes déformant - de la réalité sociale du Maroc mais dans lequel beaucoup de jeunes marocains verront peut-être une partie de leur existence. Puis il y a le sourire que Nadia Ould Hajjaj lance à son amoureux, avec la mer et le beau ciel de Tanger en arrière plan. Superbe !

par Jean Zaganiaris*

* Jean Zaganiaris, politologue, enseignant à COM’SUP, auteur de «Penser l’obscurantisme aujourd’hui, par-delà ombres et lumières», Casablanca, Afrique Orient, 2009
ALBAYANE 27/3/2009
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